En constatant leur absence dans toute assemblée de citoyens, la Présidence décide, à l’automne 2007, d’organiser un forum de réflexion pour trouver des moyens de valoriser ces hommes et de les engager dans des « interactions sociales »... Tout simplement pour les faire sortir de la ferme et s’amuser un peu. Les conclusions de cet évènements ? Il leur faut une invitation personnelle, mais aussi être attirés par une activité spécifique, être entraînés par un leadership fort tout en gardant leur pouvoir de décision. Surtout, ils ont besoin de temps pour se décider. Bref, il faut s’armer d’imagination, de diplomatie... et de patience. La seule force de frappe capable non seulement d’atteindre le fin fond de l’Irlande mais aussi d’intéresser nos gaillards: la Gaelic Athletic Association (GAA), regroupant les sports « natifs » irlandais, dont le hurling et le football gaélique.

Plus qu’une association sportive
  Sollicitée par Mary MacAleese pour endosser le projet fin 2008, l’association oeuvre depuis février 2009 à une phase-pilote de ce qui s’appelle désormais la « GAA Social Initiative ». Quatre comtés ruraux d’Irlande, Mayo, Kerry, Waterford et Fermanagh (Irlande du Nord), ont été choisis comme terrain d’expérimentation. D’autres organisations (agricoles, soutien aux personnes âgées, police...) apportent leur soutien à la GAA en fonction des contextes locaux, pour repérer et inviter les hommes isolés susceptibles d’être intéressés par des sorties en groupe. La GAA n’a pas été choisie au hasard. Créée en 1884, elle est née bien avant la République d’Irlande. Et pour cause : implantée dans les moindre recoins de l’île (y compris dans les 6 comtés de l’Ulster actuel), et surtout dans les campagnes, elle a activement accompagné la renaissance de l’identité irlandaise qui a mené les 26 comtés du sud à l’indépendance en 1921. Depuis 125 ans, la GAA repose sur trois piliers : le statut amateur des joueurs, le travail volontaire des membres et le sens de la communauté. Elle compterait environ 2.500 clubs en Irlande, 300 à l’étranger et 800.000 membres au total (pour une population de 4,2 millions d’habitants), constituant un réseau à la fois mondial et doté d’un maillage territorial extraordinairement fin en Irlande. C’est aussi un terreau fertile pour la classe politique irlandaise. L’administration de la GAA, très consciente du poids social et politique de l’association, a cherché à accompagner et anticiper les soubresauts de la société irlandaise : après avoir joué son rôle dans la lutte pour l’indépendance, elle a oeuvré à la réconciliation des parties qui s’étaient entretuées au cours de la guerre civile de 1921-1923, a fait construire des centres « sociaux » et des terrains de sport pour réunir les habitants des campagnes vidées par les vagues successives d’émigration. Elle est présente dans quasiment toutes les écoles primaires et secondaires. A ses détracteurs, qui lui reprochent d’accumuler les contrats publicitaires, de ne diriger ses efforts que vers la découvertes de nouveaux talents sportifs, l’association oppose des actions comme la GAA Social Initiative.

Le sport comme prétexte
Si la GAA fait partie de la culture irlandaise, reste que dans cette initiative, le sport n’est qu’un prétexte. Prétexte à sortie, prétexte à rencontre, prétexte à conversation, et bientôt, les organisateurs l’expèrent, prétexte à agir. Pour le moment, les sorties organisées par la GAA ont constitué un agréable passe-temps. L’initiative n’en n’est qu’à ses balbutiements mais les coordinateurs souhaiteraient en faire un outil social, pour lutter contre la kyrielle de cassoroles associées à la solitude et à l’âge : malnutrition, dépression, maladie, pauvreté dans certains cas. Sans oublier de valoriser ces hommes, complètement inconscients de ce qu’ils représentent. Ils n’ont, bien sûr, pas tous les mêmes histoires. Certains vivent vraiment seuls dans la ferme héritée de leurs parents, tandis que d’autres vivent en fratries. Ils ont dû affronter, les mutations du mondre agricole, qui a changé au 20e siècle plus rapidement qu’à n’importe quel autre moment de l’histoire de l’humanité. Avec moins de voisins, donc moins d’entraide, que leurs parents. Pour ces hommes, le célibat est rarement un choix assumé. Les soeurs, les fiancées, la plupart des jeunes femmes (et beaucoup de jeunes hommes) sont parties à partir du milieu des années 1940. Les montagnes veloutées, la douceur de la lumière n’ont pas réussi à les retenir. Elles se sont engouffrées à Londres, Boston, New-York, ces entonnoirs à chair fraîche, pour y trouver du travail, faire carrière, fonder famille. Ceux qui restent les regrettent encore, tout haut, tout bas ou en silence.

  •  Extrait du premier vers de « Sailing to Byzantium », poème de William Butler Yeats écrit en 1928


En Irlande, l’élevage est roi. Les agriculteurs, même s’ils ont dépassé l’âge de la retraite (66 ans) gardent une activité tant qu’ils le peuvent, à la fois pour rester actifs et compléter leurs revenus.


John Murphy travaille avec son frère Daniel dans la ferme familiale, au bout d’une route de montagne, sur la commune de Glencar, dans le Sud du Kerry, à l’extrême Sud-Ouest du pays.


L’hiver ou lorsque les intempéries ne permettent pas de sortir, les journées sont parfois longues dans les fermes reculées du Kerry. Les « tea time » et la télévision rythment alors le quotidien. / Daniel Murphy tond un mouton avec une tondeuse manuelle. Les frères Murphy, même s’ils ont réduit la taille de leurs troupeaux, produisent des veaux, des agneaux, plus anecdotiquement de la laine et de la tourbe pour leur propre consommation.


Dans certaines fermes du Kerry, comme chez John et Daniel Murphy, la tonte des moutons se fait encore manuellement. Cela demande une grande déxtérité et beaucoup de force dans les mains.


Kevin Griffin (D) est un acteur important de la GAA Social Initiative. Il fait partie des personnes de terrain chargées par la GAA d’identifier et de rentrer en contact avec les fermiers isolés du Sud du Kerry. Il a quelques mois il est venu proposer aux frères Murphy de participer aux événement organisé par la GAA. Seul John a accepté.


John Murphy (G) a participé au lancement de la GAA Social Initiative en février 2009, au cours duquel il a rencontré la Présidente de la République Mary McAleese. Aujourd’hui, après avoir rendu visite à son frère Daniel qui travaillait dans la tourbière, il retourne à la ferme en discutant avec Kevin Griffin (D). La conversation tourne autour des derniers matches de la GAA.


Daniel et John Murphy, près du poêle dans lequel brûle un feu de tourbe, en plein mois de juillet.


Les fermes sont bien souvent perdues au bout d’un chemin comme celui-ci. Quand il devient trop difficile de conduire, les fermiers âgés se retrouvent très seuls et dépendants de leurs voisins. Les difficultés pour se déplacer contribuent largement à l'isolement et aux problèmes qui en découlent: malnutrition, dépression, maladies.


John Murphy se rend à la fête de Glencar pour rejoindre des amis. Cette fête a lieu une fois par an, en été, et rassemble les habitants du coin, toutes générations confondues. Outre les traditionnels concours de chevaux, moutons et vaches, des épreuves de danse, de course à pied, de tonte de mouton, de tir à la corde, de chiens de berger et même de tirer de tracteur sont organisées.


L’épreuve de tonte des moutons. La GAA met à disposition son terrain, récemment refait, pour la fête. Traditionnellement, chaque paroisse organisait sa propre fête mais ce n’est plus le cas : il faut désormais souscrire une assurance en cas d’accident. Ce surcoût nécessite de faire payer les entrées et freine les organisateurs.


Ces fêtes sont très appréciées, car les occasions pour se retrouver entre habitants d’une paroisse ou d’une communauté se font rares. La vie rurale n’a pas toujours été aussi calme.


Les jumeaux John et Pat Piggot, 78 ans, ne sont pas allés à la fête annuelle de Glencar. Ils n’ont pas de moyen de transport. Autrefois, ils se rendaient à pied ou en vélo dans les nombreuses salles de danse où se rencontraient chaque semaine les jeunes gens du Sud du Kerry, avant que les campagnes se vident de leurs habitants (essentiellement des années 1940 aux années 1960 dans cette région).


Les jumeaux Piggot conservent une petit activité d’élevage. Ils incarnent la « véritable Irlande». Leur petit ferme familiale, bien qu’isolée, appartient à un hameau et les voisins les aident dans leur vie quotidienne. Extrêmement désireux de rencontrer de nouvelles personnes, les jumeaux n’ont toutefois pas encore pris part à la GAA Social Initiative car les événements se sont pour le moment déroulés à Dublin, sur une journée, ce qui leur a paru un peu trépidant. / Le Sud du Kerry était très peuplé jusqu’aux années 1960. Les voisins se rendaient perpétuellement visite, soit pour s’aider tour à tour aux travaux des champs, dans la tradition du Meithel celte, soit tout simplement par amitié, pour échanger des informations, jouer aux cartes ou au football gaélique. Aujourd’hui, les voisins des jumeaux Piggot conduisent John à un enterrement. Pat (photo) reste à la maison car sa jambe le fait souffrir.


Ferme des Piggot.


Pat Piggot a mené les vaches et les veaux à l’étable pour permettre au vétérinaire de prélever des échantillons de sang. Les éleveurs produisaient autrefois du lait plutôt que des veaux. Ils amenaient chaque matin le lait à la crèmerie, ou à l’arrêt local de la crémerie ambulante, qui devenait un lieu de rencontre et d’échange. Depuis les années 1980, des camions viennent collecter le lait tous les 3 jours, conservé sur place dans des conteneurs réfrigérés.


John Piggot lit le journal que quelqu’un a ramené de la ville, dans la pièce principale. De part et d’autre de cette pièce se situent la chambre où sont nés les jumeaux, où ils dorment toujours, et une cuisine faisant aussi office de pièce de stockage. Les meubles de la ferme familiale n’ont pas changé depuis leur enfance.


Seule exception : les jumeaux ont investi dans une grande télévision et un abonnement à un bouquet de chaînes spécialisées, notamment pour regarder les retransmissions des matches de la GAA. Ils regardent les informations télévisées le soir et les écoutent sur une radio locale le midi.


Le ciel est gris, tout comme ses vêtements élimés, mais les yeux de Pat pétillent sous sa casquette. Il fait le tour de l’exploitation pour vérifier que les bêtes se portent bien et pour se dégourdir les jambes. Les jumeaux, qui n’ont ni frère ni soeur, se sont occupés de leur mère, Anna, décédée au début des années 1980. Ils ne se sont jamais mariés.


John Piggot, au Red Fox Inn. John et son frère ont eu des amies, mais elles sont parties travailler en Angleterre après la deuxième guerre mondiale, comme beaucoup de jeunes femmes de leur génération. Les jumeaux ont fait le choix de rester pour reprendre la ferme familiale


La ferme des jumeaux Piggot domine le Lough Carragh.


Avant l’exode, à chaque intersection, on trouvait soit un pub, soit un magasin vendant thé, sucre et cigarettes. Ces magasins locaux ont parfois été reconvertis en habitations ou abandonnés. Les pubs ont mieux résisté dans la région, grâce aux afflux de touristes parcourant le « Ring of Kerry », un circuit très prisé.


Une ferme abandonnée, près de Cahirciveen. On aperçoit en face la péninsule de Dingle. L’abandon des fermes résulte souvent du décès du seul membre de la fratrie resté en Irlande.


Fleurs fantômes à la fenêtre d’une ferme abandonnée. / Dans la plupart des anciennes fermes, on ne trouve qu'une seule fenêtre dans la pièce principale. En vieillissant, les fermiers passent de plus en plus de temps entre le foyer de la cheminée et cette seule source de lumière naturelle.


Sur 10 enfants, Dennis Cronin, 86 ans, est le seul à être resté en Irlande, car il a choisi de reprendre la ferme. Ancien joueur de football gaélique, il n’est cependant pas intéressé par la GAA Social Initiative. Il préférerait que quelqu’un vienne lui tenir compagnie à domicile, ou alors... rencontrer des femmes, lors de thés dansants.


Michael O’Shea est le benjamin de la GAA Social Initiative. Il n’est pas encore à la retraite et a participé aux deux événements organisés à Dublin. Outre ses activités d’éleveur, Michael est assez fier de son carré de légumes et de ses ruches.


Michael est célibataire. Il était très impliqué dans les compétitions culturelles de théâtre en gaélique, organisés chaque hiver par la GAA. Il a gagné beaucoup de trophées, puis il a dû s’occuper de sa mère, tombée malade. Elle est décédée en 2007.


Détail de l’intérieur de la ferme de Michael Dennis O’Neill, 70 ans. Michael est poète. Il a écrit aujourd’hui un poème dédié à l’un de ses anciens voisins, un talentueux joueur de football gaélique.


Michael Dennis O’Neill ne possède plus de bêtes. Les événements organisés dans le cadre de la GAA Social Initiative lui ont paru trop compliqués pour le moment. Michael a mal à un genou.


Nick Fitzhenry, 72 ans, vit seul dans une ferme près de Wexford, au Sud-Est de l’Irlande. La plupart de ses frères et soeurs sont partis à l’étranger, certains pour mener de brillantes carrières. L’une de ses soeurs n’habite pas trop loin, elle lui apporte des plats tout prêts dans des boîtes en plastique.


Nick Fitzhenry attache beaucoup d’importance à l’histoire de sa famille. Il possède de nombreux documents de généalogie qu’il conserve dans des classeurs ainsi que tous les avis de décès de la famille qu’il expose dans sa maison.


Nick Fitzhenry a 72 ans. Il est en forme et travaille toujours sur son exploitation. Il produit des veaux. Il s’est rendu à Dublin, en février, pour le lancement de la GAA Social Initiative mais il ne compte pas retourner à d’autres événements. Il ne se sent pas à l’aise en groupe.


Match de hurling, catégorie « senior », finale du Munster à Thurles le 12 juillet 2009, Tipperary contre Waterford. Thurles est une ville de 8.000 habitants, au Sud-Est de l’Irlande. Elle est aussi la ville où a été fondée la GAA il y a 125 ans. Elle accueille le deuxième plus grand stade du pays (53.000 places), après Croke Park à Dublin (82.000 places).


Le hurling est le jeu sur gazon le plus rapide du monde. C’est aussi un jeu celte très ancien, présent dans la mythologie irlandaise et qui a résisté, depuis deux millénaires, « aux invasions, aux guerres, aux dissensions internes, à la famine et aux nombreuses tentatives de suppressions officielles et semi-officielles » (Marcus de Burca, in « The GAA – A History » ).


Les photographes prennent les équipes en photo. On retrouve ces photos d’équipes dans la presse bien sûr, mais aussi encadrées, dans les intérieurs des familles des joueurs, quelque soit leur niveau, avec leurs noms et des poèmes à leur gloire. La littérature et le cinéma liés à l’Irlande font souvent référence aux sports gaéliques, comme dans la scène d’ouverture du film de Ken Loach, « Le vent se lève », Palme d’or au Festval de Cannes 2006.


Les supporters des deux camps, toujours mélangés dans les gradins, envahissent traditionnellement la pelouse après le match. Le fair-play est de mise dans les jeux gaéliques depuis leur normalisation par la GAA. Ce qui n’empêche pas des échanges musclés sur le terrain !


Dans le Sud du Kerry, John Piggot se promène avec son chien.